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écrivain voyageur anthropologue curieux

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Maria Maïlat - écriture-lecture-traduction, poésie, anthropologie et philosophie


de l'invisible et de la faim (1)

Publié par Maria Maïlat sur 7 Février 2010, 19:02pm

Kuboa: des lettres construisent un mot, mais la réalité de ce mot demeure invisible. 

La faim est du même ordre: quelque chose d'invisible qui vous vrille de l'intérieur et vous ouvre à la perception des choses cachées. La faim et les visions provoquées par la transe s'avoisinent. Les enfants le savent. Les enfants nés pendant la période de la disette n'en parlent presque jamais. Devenus adultes, parfois écrivains, ils mangent et oublient que leur imagination a été façonnée par leur ventre vide.

 

Le Premier Mai, lorsque les rues et les bâtiments de Bucarest se remplissaient de drapeaux rouges, d'odeurs de saucisses grasses et grillées, de flots de bière acide, lorsque la marche militaire tonitruante accompagnait le défilé de milliers de soldats-ouvriers aux visages identiques de guignol joyeux, mon père nous demandait d'enfiler nos habits de dimanche et surtout, nos chaussures vernies que ma mère gardait précieusement au fond de l'armoire. 

Nous étions deux soeurs. 

Suivant ses habitudes, mon père était débout aux aurores et nous tirait du lit sans ménagement. Qu'il pleuve, qu'il neige, notre Premier Mai commençait de la même façon. 

Une toilette rapide à l'eau froide. 

Une tasse de lait chaud, des guignons de pain sec de seigle piqueté de moisissures blanchâtres, que l'on trempait dans le lait coupé à l'eau chaude… dépêchez-vous, grommelait ma mère en robe de chambre à fleurs. Elle restait à la maison pour préparer le déjeuner festif: la poule au pot constituée de quatre têtes, six pieds et deux cuisses. Rajoutez trois carottes, un oignon et des petites pommes de terre noircies par le gel. Mais dès que ma mère nous servait la soupe merveilleuse, on oubliait vite les ingrédients. Mon père disait "écoutez vos papilles chanter". Nous avons pris l'habitude de manger lentement, de siroter religieusement chaque cuillerée de la soupe de ma mère. Le meilleur arrivait en fin de repas: un délicieux strudel avec les dernières pommes conservées dans la cave qu'elle épluchait en séparant la partie pourrie des petits morceaux comestibles. Les raisins secs coûtaient une fortune sur le marché noir. Alors, mon père nous disait: "ce n'est pas grave, mes chéries, je vous livre un secret, allez, approchez, approchez. Ecoutez bien: nous avons l'idée de raisin et à partir de là, tout est possible. L'idée de raisin et même l'image du raisin de l'année dernière, n'est-ce pas?" 

 

Le jour de la fête du travail, nous faisions le même voyage sacré imposé par mon père. Mon père nous entassait sur sa grosse moto, puis démarrait à toute allure.

 

La décharge municipale était un grand trou conique entouré d'autres trous remplis d'immondices. Ce paysage lunaire était situé en dehors de la ville, derrière une ancienne forêt seigneuriale que l'on traversait sur la moto de mon père. 

 

Avant de quitter la maison, je prenais mon écharpe embaumant le parfum de ma mère, une essence de roses bulgares. Ma soeur collait son cache-nez sur la moitié inférieure de son visage. Avant d'arriver à notre destination, mon père était obligé de s'arrêter au moins une fois. Ma soeur sautait dans l'herbe et vomissait. En équilibre sur son siège, mon père lui donnait son mouchoir de lin fin, brodé de ses initiales, et sa gourde. 

"Rince-toi le gosier," disait-il d'une voix tendre, "allez, allez, en route!" 

Ma soeur et moi, nous étions deux oiseaux calés entre les plis de son grand blouson en cuir. Blottie contre sa grande poitrine, je sentais son coeur battre. 

Le lait avait tourné dans mon ventre. 

Je savais ce que les trous lunaires nous réservaient.

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