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écrivain voyageur anthropologue curieux

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Maria Maïlat - écriture-lecture-traduction, poésie, anthropologie et philosophie


texte écrit pour le Théâtre de l'ODEON

Vieille femme sous les montagnes de Zarathoustra (fragments)

        Lorsque ma mère vous rencontre, ce qu’elle donne à voir, ce sont ses mains à la peau râpée, momie hors âge. 

Ce matin, elle enfile une jupe trop large et un pull en laine épaisse qui dissimule l’absence de seins. Elle est fin prête, allez, en route ! disent ses jambes. 

Enfant, ma mère allait à l’école à pieds, plusieurs kilomètres sans chaussures, parfois, un loup lui soufflait à l’oreille qu’elle était belle avec un fichu rouge noué autour de ses cheveux. 

A neuf ans, elle fut violée par un médecin de campagne. Le médecin immigra en Australie. Ma mère l'entend pleurer. Elle ne pleure jamais. lorsqu'elle dort, les larmes baignent son visage, c'est qu'elles remontent la planète jusqu'aux Carpates, les larmes du médecin ne cessent de laver le visage ridé de ma mère. 

Maintenant, elle a perdu ses cheveux, par poignées, la chimiothérapie est un ogre. Un duvet d’oie repousse sur son crâne: "- Je suis la mère oie, méfiez-vous, la matière est immortelle!" Elle s’amuse à imiter le dandinement de l’oiseau, la mère oie, la belle aux bois dormants, cendrillon ? 

Autrefois, elle aimait raconter des contes à ses élèves, de lundi à vendredi, elle tissait des variations sur le thème de la surprise et de la peur. Samedi, elle se laissait vivre pour son plaisir, sortait en ville avec ses copines, allait au théâtre, mangeait des glaces, dansait lacucaracha avec son homme. 

Ce matin, avant de quitter la maison, elle chausse ses lunettes de soleil devant le grand miroir. Dehors, il fait gris. 

Devant le miroir: une image la saisit à la gorge, lui rase le sourire jusqu'à laisser blanc l'os du mâchoire inférieur. Qui est là? Elle demande d'une voix de crécelle quiestlà, qui est là. Le silence marche sur la tête, invisible bataillon de bossus, à l'assaut, elle écoute. La cadence tue. Qui se tait?

Elle reste suspendue devant sa main qui tient la porte. La main de qui tient la porte? Elle ne le sais. Qui es là? Personne. Nul vent sur le seuil, personne. Ma mère ne se souvient plus. Fallait-il faire quelque chose? Partir ou rentrer de quelque part? Elle hausse les épaules, puis ses jambes heureuses se mettent en route. Elle traverse les rues sans regarder, ni à droite ni à gauche. Trotte-menu, elle fonce. Les voitures pilent, un camion gicle sur le trottoir d'en face, personne, juste une voix hurlant, un juron, passons. Merci, mon Dieu. Ma mère oublie ou alors, elle n'a jamais su. Elle retient les souvenirs pour plus tard, trop tard.

A son homme, elle lui rend visite plusieurs fois par semaine, elle lui lit le journal, lui parle de ses filles, des voisins, des chats, des roses qui ne résistent plus au gel. Ils se taisent ensemble. Le silence les embrasse. Mains croisées, ils observent la tombée de la nuit :

- Ça ne tombe pas pareil, ici et là bas, n’est-ce pas, ce n’est pas la même nuit? 

- Mais si, mais si ! Le ciel étoilé est toujours éclairé par l’attente, et dans l’attente, la différence devient éblouissante.

Sur le ton de l’institutrice, elle le prévient :

- Désolée, je dois te quitter, mais pas pour longtemps… Hélas, le cimetière ferme à cinq heures. 

Elle lui chante une berceuse, lui promet de revenir le lendemain, lui demande de ne pas faire attention au noir de sa tombe. Elle trouve des mots d’enfance à lui glisser sous la terre, elle caresse l’herbe que le givre grignote par à-coups. Le vent l’invite, Dansons, le froid l'invite, Dansons, la mort se tient derrière les prétendants de ma mère sans seins, lunettes noires, filiforme momie des Carpates. Plus légère qu’un bouchon, une vieille folle flotte, s’envole au-dessus du cimetière.

Mon père est enterré sur la butte, dans la partie réservée aux vétérans de guerre. Là haut, quelques mètres carrés sont offerts par l’Etat : le même lopin de terre pour tous. Mon père gît parmi les pauvres du feu prolétariat. 

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